La police nigériane affectionne une phrase populaire que l’on voit affichée dans la majorité des commissariats du pays : La police est votre amie. Mais la réalité est toute autre pour le Nigérian moyen. Les niveaux élevés de violences policières et l’impunité qui les accompagne ont déclenché l’émergence de mouvements sociaux tels que #EndSARS, dans le cadre desquels un nombre croissant d’individus brandissent leurs téléphones pour filmer des brutalités policières. Mais leurs actions ont valu à ces témoins de faire l’objet de violences accrues, comme dans le cas de Kofi Bartels, qui a été torturé, arrêté et détenu pour avoir essayé de filmer la police alors qu’ils rouaient de coups un jeune garçon. De même, la journaliste Mary Ekere a été maintenue en détention provisoire pendant trois jours avant de comparaître devant un tribunal de première d’instance pour des accusations d’agression et entrave à l’exercice de la justice, tout simplement parce qu’elle avait pris des photos d’agents du gouvernement en train de harceler des marchands ambulants. 

Lorsque nous, WITNESS, parlons du « droit de filmer », nous faisons principalement référence au droit de sortir une caméra ou un téléphone portable et de filmer des membres de l’armée et des forces de l’ordre sans avoir à craindre d’être arrêté, de faire l’objet de violences ou de toute autre forme de représailles. Le droit de filmer est un droit internationalement reconnu, garanti par l’article 19(2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et de plus entériné par les procédures spéciales des Nations Unies.  

Si nous nous éloignons momentanément du droit international, nous pouvons également trouver des dispositions protectrices au niveau régional. Ainsi, l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples protège le droit de recevoir et de diffuser des informations. Afin de renforcer cette disposition, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a adopté en 2002 la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique, qui stipule qu’ « aucun individu ne doit faire l’objet d’une ingérence arbitraire à sa liberté d’expression ». Qu’il s’agisse d’une personne civile munie d’un téléphone portable ou d’un journaliste professionnel utilisant sa caméra, la loi maintient que le droit de filmer fait partie du droit à la liberté d’expression. 

La prolifération des téléphones portables dotés d’un appareil photo a permis l’émergence d’une nouvelle génération de défenseurs des droits humains, qui s’impliquent dans des actes d’activisme même lorsqu’ils ne se considèrent pas eux-mêmes comme étant des militants des droits humains. En sortant leurs téléphones pour filmer, ils contribuent à révéler, dénoncer des abus et à réclamer justice. Malheureusement, la législation visant à protéger ces actes courageux de journalisme citoyen n’est pas à la hauteur. L’espace civique continue à se réduire et les agents des forces de l’ordre brutalisent les individus osant révéler la réalité. Même lorsque ces derniers citent des articles de loi pour défendre le fait qu’ils filmaient, cela leur vaut habituellement d’être encore plus harcelés. 

Cette situation n’est pas spécifique au Nigéria. Ainsi, en Afrique du Sud, il y a eu des cas de citoyens arrêtés et emprisonnés pour avoir filmé des dérapages policiers. Des journalistes ont également été forcés d’effacer des enregistrements sur leurs caméras. Ces actions sont d’autant plus troublantes qu’il existe en Afrique du Sud des directives de police telles que le Standing Order 156 qui protège le droit de filmer et interdit toute intimidation de journalistes par les forces de l’ordre. 

J’ai participé récemment à une réunion de militants des droits humains qui utilisent la vidéo pour créer le changement. Durant l’une des séances, j’ai dit : « le droit international vous garantit le droit de filmer ». Tout de suite, certains ont exprimé des doutes car leurs experiences quotidiennes étaient toute différente. Ayanda Mncwabe-Mama, une réalisatrice de documentaires sud-africaine, est même allée jusqu’à déclarer que la loi n’offrait aucune protection dans la réalité, et ce parce que dans le cadre de son travail, elle avait été détenue, sa caméra confisquée, et ses enregistrements effacés par les forces de l’ordre. 

Plus tard, Radi Dhan, un Libyen, m’a confié que les protections internationales « ne s’appliquent pas dans [son] pays. » Il a continué : « J’ai été harcelé par les autorités… Je veille juste à bien suivre leurs ordres parce qu’ils ont un AK47. Parfois, j’ai peur mais ça ne m’a pas empêché de faire ce que j’avais à faire. Je sais que je ne suis pas le seul à faire face à ce genre de choses. C’est le cas de tout le monde dans ce domaine. »

Il est clair qu’en Afrique, et dans le reste du monde, le droit de filmer n’a jamais autant eu besoin d’être protégé que maintenant. Alors que nombre d’individus continuent à risquer leur vie pour révéler la vérité, il faut une garantie que ceux-ci ne deviennent pas eux-mêmes des victimes. Il est aussi important que les militants se familiarisent avec les lois en vigueur dans leurs pays, en particulier celles concernant le droit de filmer ainsi que le droit de diffuser de tels enregistrements. En Tanzanie par exemple, le gouvernement a promulgué en 2018 une loi imposant des restrictions sur la diffusion d’informations en ligne. Cette législation va même jusqu’à interdire la publication en ligne de tout contenu montrant des violences physiques, ce qui revient dans les faits à empêcher la dissémination de vidéos montrant des brutalités policières. 

En attendant que les protections nationales et internationales deviennent plus solides et respectées dans les faits, voici quelques bonnes pratiques à adopter lorsque vous filmez des violences policières dont vous êtes témoin :

  1. Soyez prudent : lorsque vous filmez, il est de la plus grande importance que vous ne mettiez personne en danger, que ce soit vous-même ou autrui. Si le fait de filmer une vidéo compromet votre sécurité personnelle (ou celle des individus que vous filmez), vous ne devriez pas filmer. En fonction de votre situation, vous pouvez essayer de filmer depuis une distance de sécurité ou de ne pas filmer les visages des gens. Gardez à l’esprit qu’un individu peut être identifié dans une vidéo même si les images ne montrent qu’une partie de son corps, via des éléments distinctifs tels que des tatouages ou des vêtements, ou même des informations secondaires comme un bâtiment ou monument en arrière-plan. 
  2. Diffusion en direct : la diffusion de vidéos en direct sur les plateformes des réseaux sociaux représente un excellent moyen d’assurer que les responsables soient traduits en justice, particulièrement dans les cas où la police pourrait être tentée de vous empêcher de filmer ou tente d’effacer vos enregistrements. Tout récemment, Mildred Owiso, une militante kenyane, a été arrêtée chez elle sans mandat. La diffusion en direct qu’elle a pu faire avant que son téléphone ne soit confisqué a suscité un tollé public exigeant sa libération. Lorsque j’ai demandé à Mildred ce qu’elle pensait de cette séquence, elle m’a dit : « Le plus grand privilège que quiconque peut avoir, c’est d’être audacieux, courageux, et d’oser lorsqu’il y a injustice. Nous espérons qu’en de tels temps, les enregistrements vidéos ne faiblissent pas et finissent par aider à obtenir justice pour les victimes. »
  3. Sauvegardes : c’est une bonne pratique d’effectuer des sauvegardes manuelles de vos enregistrements. L’option du cloud existe également mais il est important de bien prendre en considération les questions de sécurité concernant ces services. Dans certains pays, Apple et Google ont fourni des données du cloud aux forces de l’ordre, donc en fonction de vos vulnérabilités, prenez bien cela en compte. Dans le cas de Kianga Mwamba, la police l’avait forcée à effacer la vidéo qu’elle avait prise des policiers en train de brutaliser un individu. Mais par la suite, on avait découvert que sa fille avait réglé le téléphone pour qu’il effectue des sauvegardes automatiques sur le cloud. L’enregistrement vidéo a ainsi pu être récupéré et utilisé dans un procès civil contre le Service de police de Baltimore, et ce, avec succès. 

Au-delà de ces stratégies, j’encourage les groupes de société civile et les individus à adopter une stratégie judiciaire visant à obtenir des décisions de justice en faveur du droit de filmer, comme nous l’avons vu aux États-Unis.

Nous savons maintenant que la vidéo a le pouvoir d’aider à obtenir justice. Les gouvernements aussi le savent. C’est pourquoi le droit de filmer doit être protégé par tous les moyens car il demeure l’un des rares outils permettant de révéler la vérité et d’assurer que les gouvernements et leurs agents soient tenus responsables pour leurs actions.

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